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Le début de L'IA qui m'aimait

22 Octobre 2022, 11:05

Le début de L'IA qui m'aimait

1. LE MIROIR CONNECTÉ

 

 

Comme elle n’est pas venue, j’ai pris le dernier train pour Paris.

Bercé par la contemplation des fils électriques qui ondulent entre les poteaux, je ne tarde pas à m’endormir. Le crissement du train me tire du sommeil. Sur le quai, le soleil me pique les yeux. Dans le hall vide, des échos de chantiers et de cris d’ouvriers, de marteaux-piqueurs lointains, de pigeons cachés dans les poutres en hauteur. Une lumière trop pure brûle l’air sale.

 

Les douches des Intercités ouvrent tout juste. Le miroir connecté, entouré d’un néon turquoise, me propose d’afficher les informations, la météo, mon compte en banque, mon dossier médical... D’un geste, je chasse ces écrans. Si je le voulais, ce miroir pourrait gérer la totalité de ma vie.

 

Je me frotte le visage. Enfin, sous l’eau brûlante, je me réveille. En ressortant de la cabine, j’ai meilleure mine. Le miroir me propose des conseils de rasage. Ça ira, merci.

J’ai le temps de prendre un café. Je suis le premier visiteur du jardin Atlantique, où je savoure un quart d’heure de tranquillité sous un kiosque, entre les bambous et les roseaux.

Les façades de l’ensemble Maine-Montparnasse, d’un bleu-gris à désespérer de tout, étincellent déjà. Les reflets des bâtiments dans les vitres dessinent des motifs aquatiques.

 

Je m’étire et je finis mon café. Allez ! Je prends ma respiration comme avant une apnée, puis, par le vieil escalier de fer, je descends dans la foule neuve qu’électrise l’attente du départ. Les escalators sont en panne, la mauvaise humeur dévale les escaliers jusqu’au sous-sol. Le métro est trop chaud, ses éclairages violents, la rame trop froide. L’air du matin siffle dans le tunnel.

Les immeubles haussmanniens sous le ciel d’été, le métro aérien qui a l’air d’un train pour les vacances, la traversée de la Seine qui ressemble à une traversée de la mer, tout cela me console de ce retour et du wagon bondé.

 

Sous les Champs-Élysées, les couloirs sont pleins et les passagers ressemblent à des ombres. Même si les gens ne mettent plus le masque, je préfère porter le mien. Les mauvaises nouvelles arrivent l’une après l’autre : des retards dus à des incidents cette nuit, des manifestations, la canicule, une grève...

Je me fais l’effet d’une bactérie dans les boyaux engorgés de Paris.

 

7h30, on n’a toujours pas dépassé Neuilly. Enfin le quai. On stationne. Une annonce : train terminus ! Il faut descendre et attendre le suivant, en se serrant dans la termitière surchauffée. Je m’extrais de la foule et je pars dans des couloirs minuscules.

 

J’ai mes habitudes. Je connais tous les raccourcis pour finir le trajet. Le champion du dernier kilomètre, c’est moi ! J’ai mes passages secrets, entre terre et ciel, par des escaliers rouillés, des rampes... Un premier étage de parking où ronronnent des tuyaux d’eau et des chaufferies ; un ascenseur, le toit, je redescends... Un hall de centre commercial désert, un autre escalier et enfin, m’accueillant d’une bourrasque, l’esplanade de la Défense ! Je passe en courant devant le CNIT. La grande Arche projette une ombre immense. Le réseau est revenu. Trois appels manqués et un message de Ludovic, mon manager : « Tu peux passer me voir en arrivant ? »

 

2. RÉUNION D’ÉQUIPE

 

 

Trentième étage, les bureaux sont vides. Je passe aux toilettes, tout frais lavées. Huit heures, je passe la porte de la salle de réunion. Au bout de la table, Ludovic est au téléphone. Il me sourit et me fait signe de m’asseoir. Je suis en nage. J’ai besoin d’un café. L’air climatisé a une odeur fade. Le soleil cogne sur les vitres. Ludovic raccroche :

Tu vas bien ?

J’ai couru.

Il ne fallait pas te presser. Tu es une heure en avance.

Pour moi, c’est une demi-heure de retard.

 

Tiens, il s’est acheté une nouvelle montre. Une Patek série Grande Complication. Amusant, pour quelqu’un qui se vante d’avoir un poste de Grand Simplificateur !

Je sors mon portable et je m’apprête à lui montrer ce que j’ai préparé pour les Indonésiens :

J’ai fait le topo sur les nouveaux logiciels d’apprentissage.

Je te fais confiance... Je viens d’avoir Victor et Clarisse au téléphone. Victor est complètement bloqué à cause des transports. Il sera en télétravail. Et Clarisse a son gosse malade. Je sais qu’ils devaient venir à la présentation avec toi... Tu penses pouvoir la faire seul ?

Aucun problème.

Les Indonésiens arriveront vers dix heures. Il y aura un accueil avec Chamoiseau et moi, puis ce sera à toi de jouer.

Je serai prêt.

 

L’équipe arrive au compte-goutte. Ludovic a oublié de couper le son de son téléphone. Est-ce de la pub ou les infos ? « 62 % des salariés estiment que l’intelligence artificielle va les rendre plus heureux au travail ».

Si elle ne nous met pas au chômage avant, grommelle Hector, le doyen de l’équipe.

- On devra réfléchir en amont aux moyens de s’adapter, lui répond Ludovic tout en coupant le son. On a commencé à engager cette réflexion. De plus, je peux te rassurer : selon les spécialistes, nous ne serons pas remplacés par des robots dans un avenir proche.

Aujourd’hui, on vend des logiciels, demain c’est les logiciels qui nous vendront !

 

Les derniers arrivent. On bavarde autour d’un café et on en vient peu à peu au travail. Ludovic commence :

Je voudrais faire un point sur la question du distanciel et de son évolution. J’ai lu les résultats du questionnaire de satisfaction. Globalement, vos appréciations sont positives, sauf peut-être du côté d’Hector, qui émet quelques réserves.

Ce dernier fait la moue. Tout le monde sourit. Ludovic continue :

Selon les dernières statistiques, nous sommes dans la moyenne nationale. J’ai fait remonter le tout à Chamoiseau, qui est prêt à faire évoluer vos modalités de présence. Nous en percevons tous mieux les avantages et les limites. Je propose donc que vous m’envoyiez vos demandes dans la semaine, surtout pour ceux qui partent cet été.

Hector lâche :

Soit je viens, soit je reste chez moi et je bricole ma moto dans mon garage. Hors de question d’être de nouveau devant un ordi à la maison ! Même pas un jour par semaine, je vous le dis tout de suite !

C’est comme tu préfères, Hector. Tu peux choisir de continuer en présentiel à 100 %.

Je demande :

On peut monter jusqu’à combien de jours en distanciel ?

 

Tout le monde éclate de rire. Je pique un fard. Je sens que j’en soulage plusieurs, qui n’osaient pas demander !

Trois maximum.

Hector reprend :

Pour moi, c’est tout vu !... Tant que j’y suis, je voudrais dire que si on n’est plus présents physiquement, il ne faudra pas s’étonner qu’on nous remplace par des machines. Je dis ça...

Les regards se tournent vers moi. Je fais remarquer que le quartier est de plus en plus vide et que cela reflète une tendance de fond :

Le rapport au travail a changé.

Hector s’emporte :

Les gens ne veulent plus travailler ! Pire, ils attendent qu’on leur mâche le boulot !

Comme aurait dit ma grand-mère : il a la tête près du bonnet. Il en joue aussi... Il aime faire rouler ses accents rocailleux. Ludovic sait comment s’y prendre dans ces cas-là :

Hector, on comprend tout à fait ton point de vue.

Ce n’est pas demain la veille que je laisserai une I.A. faire mes présentations aux clients !

Je lui dis que nous n’en sommes pas là. Il baisse la tête, énervé. J’ai le malheur d’ajouter :

Qui sait, l’I.A. pourra peut-être nous assister efficacement.

Parce que tu es spécialiste en I.A., peut-être ?

Non, je n’ai pas cette prétention.

Il grommelle qu’il faut se renseigner avant de parler. Ludovic intervient :

Messieurs, on a compris que vous ne serez pas d’accord aujourd’hui.

 

J’ai un coup de chaud. D’habitude, ce n’est pas du tout mon genre d’aller au conflit.

Je dis juste, reprend Hector, que j’en ai assez qu’on m’explique qu’une machine ferait autant l’affaire que moi, quand j’ai mis des années à bâtir des relations de confiance avec des clients ! Imaginer que demain, cette I.A. va arriver et...

Ludovic l’interrompt :

Personne ici ne remet en question ton travail, Hector. Personne n’a dit qu’une machine pourrait prendre ta place.

Vous comprenez, on nous rebat les oreilles avec ces histoires, alors moi...

 

Il ne sait pas comment finir sa phrase. Je vais répliquer, Ludovic le voit et me jette un regard noir. Je l’ignore et je dis :

Il est prouvé que l’I.A. permet de « qualifier » les bases de données en amont et donc d’améliorer la phase de prospection.

Voyez-vous cela !

Hector bout. Cependant, il est presque amusé que j’ai osé lui répondre, car il aime la confrontation. Il prend son meilleur accent du Gardon pour me demander :

C’est ton I.A. qui va me dicter une stratégie avec les clients ?

Pas du tout. Je dis juste qu’elle permet de « dégrossir » les données.

Ah, mais je ne suis pas grossiste, moi môssieur ! Je fais dans le détail, le qualitatif !

Ludovic commence à perdre patience devant cette pagnolade. Hector l’a senti et me dit :

Parlons plus sérieusement. Donne-moi une bonne raison, maintenant, de faire appel à une I.A.

Je reste sec. Je balbutie :

Je ne veux pas parler trop vite. Je peux me renseigner...

Hector hausse les sourcils, curieux. Puis il sourit, magnanime et conclut, en tapant du plat de la main sur la table :

Je ne demande qu’à apprendre, même à mon âge.

 

Tout le monde éclate de rire, cette fois par soulagement. Ludovic, content que cela se termine, me dit :

Transforme la difficulté en opportunité : pourquoi est-ce que tu ne nous préparerais pas un topo sur l’I.A. pour cet automne ?

Tous les regards sont braqués sur moi. Je ne peux qu’accepter. Ludovic approuve, sourit à tout le monde puis déclare :

Puisqu’on parlait de prospects, je voulais revenir sur les contrats qui...

Tout le monde se remet la tête dans les dossiers.

 

Quand la réunion se termine, je vais dans mon bureau peaufiner mon document pour les Indonésiens. Cette histoire avec Hector me tracasse. Je suis sûr que lui a déjà oublié. Qu’est-ce que je me sens bête ! Je sais que cela va me poursuivre. Je n’ai pas tant honte de ma « défaite » que de mon ignorance. Qu’est-ce qui m’a pris de m’avancer sur un sujet sur lequel je suis incompétent ? J’aurais mieux fait de fermer ma grande gueule, un point c’est tout !...

 

Une demi-heure plus tard, je suis calmé. Ludovic m’appelle. On se retrouve devant la machine à café.

Écoute, on a un nouvel imprévu. On va devoir modifier l’emploi du temps de la journée.

Il sait que je n’aime pas être dérangé dans ma routine. Je ne dis rien sinon il va me traiter de papy.

Je t’explique en deux mots. Il y a un problème avec les Indonésiens. À leur descente de l’avion à Roissy, ils ont été bloqués deux heures à cause d’un bagage oublié. Ensuite, leurs propres bagages n’arrivaient pas. Maintenant, les transports sont à l’arrêt... Bref, ils ne pourront pas venir ici. Le boss est en train de voir ce qu’on peut faire pour eux. Tu imagines la panique ! Ils dorment ce soir place de Catalogne, dans un des grands hôtels derrière la gare, mais ils ne pourront pas y aller dans la journée. Même en taxi, ce serait un bordel sans nom.

« Pour le moment, l’idée retenue est de les faire s’arrêter à Villepinte, au centre de conférences. Ce n’est pas l’idéal, mais bon, on doit faire notre présentation, coûte que coûte, tu comprends ? Après nous, les Indonésiens ont d’autres clients à voir sur Paris et ce week-end, ils filent à Madrid...

Et si on le faisait en visio ?

Non, ils insistent pour avoir une réunion en physique. Et comme Clarisse et Victor sont absents...

Dans ce cas, je vais les retrouver à Villepinte.

Tu es sûr ?

C’est lui qui a parlé de « quoi qu’il en coûte » !

J’ai tout le dossier avec moi et j’en ai une sauvegarde en ligne, au cas où.

Ça ne te dérange vraiment pas de le faire tout seul ?

Comme s’il ne connaissait pas d’avance la réponse !

Je vais en avoir pour la journée, ou presque. Le plus long sera d’y aller et de revenir.

Soit. Victor et Clarisse ne sont pas là. Toi, si...

 

Je ne parviens pas à lui faire admettre que je travaille mieux seul. Je n’ai rien contre Victor et Clarisse, ils sont très sympas et compétents, mais je ne veux pas que Ludovic me les colle dans les jambes quand je n’ai rien demandé ! Est-ce que c’est si difficile à comprendre ? Il va s’imaginer que je veux garder tout le mérite pour moi... Je m’en fiche, à un détail près : c’est moi qui ai préparé cette présentation, mes deux collègues n’arrivant qu’à la fin pour la mise en forme... C’est-à-dire faire un PowerPoint avec des jolies images qui rassurent tout le monde sur notre niveau de professionnalisme.

Les Indonésiens en ont pour un bon moment à Roissy. Ils vont prendre le petit-déjeuner sur place. Voici ce que je te propose : tu vas à Villepinte, tu leur fais ta présentation et tu m’appelles en sortant. Tu m’envoies un petit compte-rendu par écrit, un truc rapide, d’accord ?... Ensuite, tu prends le reste de ta journée.

Comment refuser un vendredi après-midi ? Le bon manager, selon moi, est celui qui est convaincu d’avoir trouvé seul l’idée qu’on lui a suggérée !

Je t’appellerais bien un taxi, mais sur le périph’, ça va être pire.

Tant pis, je vais y aller en transport. Je te tiens au courant de l’avancée de mon trajet.

Parfait, j’appelle Chamoiseau, il va être rassuré. On attend ton compte-rendu avec impatience. Je compte sur toi pour faire des étincelles !

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